© Anja Photography
Quelle est l’utilité du rêve ?
Dans la vie, nous nous heurtons souvent aux mêmes problèmes, nous
répétons les mêmes chagrins, les mêmes situations. Par cette répétition,
nous cherchons à réparer une situation. Mais nous ne cessons de
retomber, parce que notre conscient, qui aime la tranquillité, se masque
les éléments perturbateurs. Le rêve, lui, les réinvite. Il se fait
l’intercesseur des choses importantes que notre être a à nous dire, mais
que notre conscient ne veut pas entendre. Il contourne les censures et
les interdits, dévoile les faux semblants, met à jour les fantasmes…
Mais inaugure aussi un chemin. Il ne fait pas seulement signe vers les
blocages de notre histoire et les postures dans lesquelles nous sommes
figés : il propose des pistes nouvelles pour en sortir, offre des clés
pour construire une autre perception du présent et un autre avenir.
C’est une sorte de signal. Comme Tobie Nathan, je considère qu’il est un
réel savoir, une magnifique source d’enrichissement. En ce sens, il
peut vraiment avoir un impact sur nos vies.
Le rêve, plutôt qu’un délire, serait donc une hyperacuité ?
Il peut avoir la fulgurance d’une pleine conscience. Il nous renseigne
sur nos peurs, nos compromissions, nos dénis, nos conditionnements, mais
aussi sur nos capacités. En inversant les codes qui composent notre
image du monde, il offre un relevé de sens inédit et parvient à révéler
le désir qui secrètement nous soutient et arme nos vies. Il a le pouvoir
d’annoncer ce qui arrive, et de mettre entre nos mains la possibilité
d’y répondre – avant que le corps ne tombe malade, que l’accident ne
survienne…
Voilà qui interroge la « vérité » de notre réalité ordinaire !
Même les scientifiques ont aujourd’hui du mal à parler de « la » vérité.
Une vérité le reste jusqu’à ce qu’une nouvelle théorie vienne affiner,
déplacer, voire remettre en question la manière dont on voyait le monde
jusque-là. Malgré tout, ce qui est troublant, ce que je ressens
subjectivement, c’est qu’il y a parfois des moments « de vérité ». Par
exemple, lorsqu’un patient parvient à traverser un épisode de son passé,
tout à coup, des éléments se rejoignent et s’alignent, un changement
d’axe s’opère, ressenti comme une conversion. Ces moments de révélation
intime font vérité. En ce sens, le rêve n’est pas le contraire de la
vérité, mais sa traduction la plus directe.
Peut-il alerter sur des événements qui dépassent l’individu ?
Il existe plusieurs registres au rêve, comme il y en existe plusieurs à
la conscience. Certains puisent dans des éléments beaucoup plus vastes
que le moi et touchent à l’universel, en informant de l’état du monde ou
d’un événement à venir. Ils anticipent, pressentent. Un ouvrage a ainsi
recensé les rêves qui avaient été faits avant la seconde guerre
mondiale ; c’est fascinant de voir comme tout était déjà là, décrit…
Ces rêves démontrent-ils l’amplitude de nos capacités de perception ?
Je les crois bien plus vastes que ce que peut en explorer notre
conscience ordinaire. Dès lors qu’on se branche sur une dimension qui
dépasse la lucarne très étroite du moi, nous pouvons capter des tas
d’informations, qui se retranscrivent dans nos rêves. C’est ce qui lui
donne sa capacité prémonitoire et de transmission de savoir. Comme cette
personne réveillée en pleine nuit par la vision d’un accident, bien
réel, à des kilomètres de là ; ou celle qui rêve d’un événement ayant eu
lieu trois générations auparavant, dont elle ignorait tout, mais qui
s’avère vrai... Ces faits troublants bousculent nos visions du monde, au
même titre que les synchronicités et la télépathie. En analyse, il
m’est arrivé plusieurs fois de penser la même chose que mes patients,
exactement au même moment ! Nous n’avons pas fini d’explorer les
facultés du cerveau, sa plasticité, ce qu’on en active ou désactive au
quotidien. Nous ignorons de quoi nous sommes capables. Des expériences
au MIT ont par exemple montré que notre corps peut anticiper un
événement de plusieurs secondes. Notre réactivité psychique précède le
conscient.
De quoi bouleverser notre rapport au monde…
Hegel disait que nous rêvons uniquement parce que nous ne sommes pas en
rapport avec le tout. Le rêve et son mystère sont des modalités du réel.
Nous rêvons tous, toutes les nuits, même si nous ne nous en souvenons
pas. Le rêve transcende les frontières : il n’a pas de limites, de
bords, de hiérarchie. Il ignore le temps, fait aussi bien avec des
éléments du présent, des événements du passé, une histoire vieille de
mille ans ou de choses à venir. Il associe des souvenirs à des pensées,
des émotions sédimentées à des impressions reçues d’ailleurs, des vécus
personnels à des données culturelles. Les échelles de valeur, d’urgence,
de grandeur n’y sont pas respectées. Le rêve rend aussi poreux le
rapport entre l’intérieur et l’extérieur, le visible et l’invisible ; il
essaie d’échapper à la dualité parfois un peu simpliste entre le
conscient et l’inconscient, en étant ouvert aux connexions, à cette
intelligence perceptive du monde qui est bien plus vaste que le moi.
Au fond, le rêve est-il un éveil ?
Il est un éveil à une autre conscience ou prise de conscience. Il est
tout à la fois l’envers de la raison et le lieu où elle est le plus
efficace. Beaucoup de penseurs et de scientifiques ont ainsi trouvé en
songe ou en vision des pistes, des réponses ou des solutions.
Preuve aussi de l’étonnant pouvoir de création qui est en nous…
Le rêve est fascinant. Je suis analyste depuis vingt ans, et je ne m’en
lasse pas ! Il utilise tout : des lettres, des images, des métonymies,
des déplacements, des répétitions, des mises en espace, des
scénarisations, un détail pour désigner l’essentiel… Le réservoir à son
actif semble quasiment infini. Son mode opératoire, c’est le
renversement constant. Face à une frustration, il va halluciner une
satisfaction. Si vous rêvez d’être poursuivi, il faudra vous demander ce
que vous poursuivez, vous ! Il faut prendre soin de ce qui, en nous,
est capable de rêve. Et ne pas avoir peur de nos capacités de vision.
Est-ce un chemin vers la liberté ?
Le rêve nous invite à décaler sans cesse notre angle de vision, ainsi
qu’à être ouvert à l’inconnu, à l’inattendu, à l’inexploré. C’est une
forme de dissidence absolue : personne ne peut commander aux rêves,
c’est le lieu où s’exprime le principe de liberté inaliénable de l’être
humain. Il nous fait comprendre que la résistance à une vie plus haute,
plus forte, plus intense, n’est pas dans la réalité extérieure, mais en
nous. En ce sens, il est un appel à une révolution intime, au
retournement de l’être. Il nous met sur cette piste… tout en nous en
montrant les ambivalences : il y a toujours un prix à payer pour assumer
sa liberté. Être libre, c’est sortir de l’enfance, renoncer à une
certaine sécurité. Est-on prêt à cela ? Le rêve va voir dans la nuit,
nous confronte à nos choix.
Agit-il de lui-même ou faut-il l’interpréter pour qu’il prenne sa puissance ?
Je constate que les gens qui se souviennent bien de leurs rêves, qui
peuvent s’y relier et les relater facilement, avancent plus vite que les
autres. En analyse, c’est un turbo phénoménal. La première étape est de
s’ouvrir à eux, en formulant le souhait de s’en souvenir. Un rêve que
l’on se remémore agit déjà, à condition de lui donner une substance
extérieure en l’écrivant ou en le racontant. Après, je trouve
intéressant de voir ce qu’il a à dire plus profondément, en tout cas de
se laisser interroger par lui, d’associer autour. L’imagination est une
force immense, qui a des choses à nous apprendre. Pour moi, elle est
tout sauf trompeuse. L’ouverture au sensible, au subtil, à
l’énigmatique, permet d’être plus créateur de sa vie.
Les rêves lucides sont-ils aussi efficaces ?
Quand un patient n’a pas accès au contenu de ses nuits, je travaille
avec lui en rêve éveillé, par des associations libres, qui lui
permettent de se relier à son imaginaire et à des expériences passées,
intuitivement migrantes du rêve. Quand je m’absente un long moment, je
conseille à mes patients, s’ils ont des angoisses matinales ou font un
rêve perturbant, de consacrer une demi-heure à une séance d’écriture
automatique, sans censure, puis de laisser reposer une journée. En
reprenant le texte, ils s’aperçoivent que sous ses airs totalement
débridés, il recèle des éléments qui indiquent des issues, pointent déjà
vers un après.