Quand les trois vagues de vingt-quatre mètres de haut du tsunami de 
décembre 2004 ont frappé la baie de Bon Yai, au sud de l’île de Surin,  
la tribu Moken, une petite communauté nomade de pêcheurs, a été témoin 
de l’anéantissement de son village et de la mort instantanée de 24 000 
villageois qui s’étaient réfugiés sur l’une des plus hautes collines de 
l’île. Les anciens avaient prévenu toute la tribu des Moken, 
c’est-à-dire 200 personnes, et tous, à part un garçon handicapé, ont 
réussi à se sauver bien avant que les vagues n’arrivent. Quand le 
tsunami a balayé le nord, en atteignant les îles d’Andaman, de Nicobar 
et le sud de l’Inde, les 250 membres de la vieille tribu Jarawa, seuls 
occupants de l’île de Jirkatang, ont tous fui dans la forêt de Balughat.
 Ils ont vécu pendant 10 jours de noix de coco et s’en sont sortis. 
Tous les membres des quatre autres tribus indigènes de l’archipel indien
 des îles Andaman et Nicobar – les Onges, les Grands Andamanais, les 
Sentinelles et les Shompen – ont eux aussi eu la prémonition du tsunami,
 alors que d’ordinaire ils auraient dû être en mer en train de pêcher. 
Quand un hélicoptère indien a survolé l’île, pour chercher des 
survivants, une Sentinelle nue, offensé par cette intrusion sans raison 
d’être, a brandi son arc et lancé une flèche vers l’engin. 
Quand on leur a demandé comment ils savaient que le tsunami arrivait, un
 ancien de la tribu a haussé les épaules. C’était évident. L’un des 
petits garçons de la tribu avait été pris de vertiges. Le niveau du 
ruisseau près de leur village avait soudain baissé. L’un des membres de 
la tribu avait remarqué des petites différences entre la façon dont une 
vague grossissait par rapport à une autre. Ils avaient remarqué une 
agitation inhabituelle chez les plus petits mammifères qui griffaient 
davantage, une légère altération dans les figures de nage des poissons. 
Quand il était enfant, on avait appris à l’ancien à faire attention à 
ces signaux subtils. Ils annonçaient des secousses de la terre et de la 
mer qui allaient se déchaîner avec rage. L’ancien avait compris que les 
signes étaient là, que la mer et que la Terre étaient « en colère » et 
que son peuple devait se réfugier sur les plus hautes Terres. 
L’une des régions les plus affectées par le tsunami comprenait le Yala 
National Park, la réserve de vie sauvage la plus grande du Sri Lanka, où
 les raz-de-marée ont inondé jusqu’à 3km à l’intérieur des terres. 
Pourtant, selon Ravi Corea, président de la Sri Lanka Wildlife 
Conservation  Society, parmi toutes les centaines d’animaux de la 
réserve, seulement deux buffles d’eau sont morts. Des centaines 
d’éléphants, de léopards, de tigres, de crocodiles et de petits 
mammifères se sont cachés dans leurs repaires ou se sont sauvés pour se 
mettre à l’abri. 
La survie remarquable des animaux sauvages et des peuples indigènes a 
été attribuée à un sens très aigu de l’ouïe, à un don « sismique » qui 
leur permet de sentir les vibrations d’un tremblement de terre, ou à une
 compréhension ancestrale des changements subtils dans le vent et dans 
l’eau. « Ils peuvent sentir le vent », déclare Ashish Roy, avocat et 
activiste environnemental, en parlant des indigènes. « Ils peuvent 
jauger de la profondeur de la mer rien qu’avec le son de leurs rames. 
Ils ont un sixième sens que nous ne possédons pas. »
Mais il y a une autre possibilité qui est quelque chose d’encore plus 
extraordinaire : une différence énorme entre la façon dont ils voient le
 monde et la façon dont nous le voyons. (...)
Nous avons perdu notre sens du 
lien, mais notre perte n’est pas
 irrévocable. Nous pouvons remettre l’intégralité dans nos vies et 
retrouver le sentiment de la connexion entre les choses, mais cela 
nécessite de suivre une série de règles très différentes de celles avec 
lesquelles nous vivons à présent. Vivre le 
lien, c’est 
s’abandonner à la poussée de la nature vers l’intégralité et reconnaître
 le tout dans chaque aspect de notre vie quotidienne. Nous devons nous 
poser certaines questions fondamentales : comment pourrions-nous voir le
 monde comme autre chose qu’un lieu qui existe seulement pour nous ? 
Comment pourrions-nous avoir des relations les uns avec les autres qui 
ne soient pas basées sur la compétition ? Comment pourrions-nous nous 
organiser dans notre voisinage – la tribu immédiate autour de nous et 
notre plus petit groupe en dehors de la famille – pour nous soutenir 
mutuellement plutôt qu’entrer en compétition ? 
Nous avons besoin de percevoir différemment le monde, de communiquer 
différemment avec les autres, de nous organiser – d’organiser nos 
amitiés, notre voisinage, nos villes et nos cités différemment. Si nous 
ne voulons pas être séparés, mais toujours attachés et engagés, nous 
devons changer notre but fondamental sur Terre en quelque chose de plus 
grand que celui qui est fondé sur la lutte et la domination. Nous devons
 voir nos vies à partir de perspectives complètement différentes, d’un 
point de vue plus large afin que nous puissions voir finalement 
l’interconnexion. Nous devons changer la façon même de voir le monde, 
afin de voir comme voient les Moken, non pas pour prévenir les tsunamis,
 mais pour remarquer les connexions qui nous lient tous ensemble. (...)
Nous avons oublié comment regarder. Nous ratons la connexion subtile, 
l’idée périphérique, le moindre changement dans le vent qui nous 
amènerait à la conclusion inéluctable qu’un tsunami se prépare. Même les
 Moken  qui étaient sur leurs bateaux avant que le tsunami ne frappe ont
 su aller vers les eaux plus profondes et s’éloigner du bord, 
contrairement à leurs voisins, les pêcheurs birmans, qui ont péri. Un 
Moken a accueilli la nouvelle de leur mort d’un hochement de tête : « 
Ils pêchaient des sèches. Ils n’ont rien vu venir. Ils ne savent pas 
comment regarder. »
Nous avons vu que notre besoin le plus fondamental est de toujours 
chercher un lien et une unité, et d’aller au-delà de l’individualité. 
Pourtant, quand nous regardons notre monde, nous ne voyons que des 
choses individuelles, séparées et sans rapport. Nos impulsions les plus 
basiques sur nous-mêmes vont à l’encontre de la façon actuelle dont nous
 voyons et interprétons notre monde. En apprenant à voir comme un Moken,
 à voir l’espace entre les choses, nous pouvons apprendre à reconnaître 
les connexions qui ont toujours été présentes, mais qui sont restées 
invisibles à l’œil occidental : les connexions qui nous lient ensemble. 
Nous commencerons à reconnaître ce qui est le plus invisible : l’impact 
de nous-mêmes sur les autres et sur ce qui nous entoure.